Une société urbaine

(communication de Albin Limousy)

L'une des conséquences de l'industrialisation est l'urbanisation : les villes se développent, concentrent à la fois la population et l'activité économique et imposent un nouveau mode de vie et un cadre de vie moderne . Pour mieux comprendre les changements géographiques, sociaux et culturels, l'étude de 3 nouvelles villes industrielles est nécessaire : Londres, Chicago et Paris se transforment entre 1850 et 1939 en profondeur

. 1. Une urbanisation rapide

L'urbanisation est l'accroissement de la part des urbains dans la population totale, symbolisée aussi par la hausse du nombre d'habitants dans les villes et leur croissance générale .

Sur un balcon 1880 ; boulevard Hausmann

De multiples facteurs expliquent cette mutation :

- l'immigration extérieure est d'abord concentrée dans les villes

- l'exode rural est un phénomène massif en Europe : les ruraux des campagnes en crise viennent en ville, ces mouvements sont facilités par les moyens de transport (chemin de fer), reliant les agglomérations en formation avec l'arrière-pays

- l'industrialisation des villes les développent : l'installation d'usines et la proximité de sources d'énergie en font des foyers économiques, l'industrie est une nouvelle activité urbaine, qui se rajoute au commerce et à l'artisanat

- la croissance démographique explique la hausse de la population des villes à cause d'une forte natalité et du recul de la mortalité.

Cette mutation est encore plus visible aux Etats-Unis, un Etat en formation et en plein boom industriel pendant cette période. L'évolution de Chicago le montre bien : sa population explose parce qu'elle reçoit le flot des immigrants qui alimente aussi une natalité forte, prouvée par la part des habitants de la seconde génération (enfants des premiers arrivants) .

boulevard d'en haut, 1880 .

L'essor de la nouvelle agglomération américaine se base aussi sur son emplacement : Chicago est un noeud de communication entre des régions économiques dynamiques (industrie du Nord-est et Far West agricole) ; elle est d'autre part un acteur du développement économique de l'Ouest : elle fournit capitaux et hommes, elle est le fournisseur en machines mais transforme aussi les productions agricoles, elle attire et irrigue l'ouest .

boulevard des italiens, 1880.

Le port de Londres en 1872 vu par un voyageur français

L'étonnement finit par se changer en accablement . A partir de Greenwich, le fleuve n'est plus qu'une rue large d'un mille et davantage, où montent et descendant les navires entre deux files de bâtisses, interminables files d'un rouge sombre en briques et tuiles, bordées de grands pieux fichés dans la vase pour amarrer les navires, qui viennent se vider et s'emplir . Toujours de nouveaux magasins pour le cuivre, la pierre, la houille, les agrès et le reste […] . La mer arrive à Londres par le fleuve, c'est un port en pleine terre ; New York, Melbourne, Canton, Calcutta abordent ici du premier coup … C'est là, certainement un des grands spectacles de notre planète ; pour voir un pareil entassement de constructions d'hommes, de vaisseaux et d'affaires, il faudrait aller en Chine …

TAINE, H., "Notes sur l'Angleterre", Paris, Hachette, 1872, p.7-9

Londres se développe aussi : la capitale britannique profite d'une importante activité commerciale, les matières premières (cuivre, fer, pierre, charbon...) nécessaires à la première industrie du monde y sont acheminées ; par ailleurs, l'aménagement important des docks du port de Londres en fait une plaque tournante du commerce internationale avec l'Asie, l'Australie, l'Europe et les colonies britanniques ; cette hausse des échanges est provoquée enfin par la hausse de la demande, liée à l'urbanisation et à la hausse de la population .

boulevard Haussmann, effets de neige 1879

2. Une nouvelle organisation de la ville

Les villes se développent, deviennent les coeurs économiques et démographiques des Etats . Mais l'explosion urbaine provoque aussi de nouvelles organisation et division des villes : le centre-ville se distingue des banlieues, des zones économiques et sociales spécifiques apparaissent .

caserne de la pépinière 1877 Rue d'Halévy vue d'un balcon 1878

Ainsi, les agglomérations se divisent entre :

- le Centre : il sert de centre d'affaires, regroupe les principaux bâtiments publics et est desservi par des moyens de transports divers (gares pour chemin de fer, métropolitain...)

- les Banlieues : elles servent de résidence, concentre souvent les populations pauvres, avec une 2ème banlieue ouvrière, comprenant des usines et immeubles, et une 3ème banlieue résidentielle réservées aux classes aisées et leurs hôtels ou maisons .

Parc Monceau 1880 Pont de l'europe 1876 Refuge Haussmann

Cette nouvelle organisation prend la forme d'une ségrégation sociale : un regroupement d'une classe sociale dans un même quartier et d'une activité économique.

 

Toits sous la neige 1878

Londres, la ville monstre

Flora Tristan (1803-1844) est une militante socialiste qui passe l'été 1839 à Londres ..

Londres, centre des capitaux et des affaires de l'Empire britannique, attire incessamment de nouveaux habitants […] : cette ville est la réunion de plusieurs villes; son étendue est devenue trop grande pour qu'on puisse se fréquenter ou se connaître . Londres a trois divisions bien distinctes : la Cité, le West End et les faubourgs . La Cité est l'ancienne ville, qui a conservé grand nombre de petites rues étroites, mal alignées, mal bâties .. Les habitants de cette division sont, pour la plupart, de braves marchands qui se méprennent rarement sur les intérêts de leur commerce . Les boutiques, où beaucoup d'entre eux ont fait de grandes fortunes, sont si froides, si humides . Le costume, les mœurs, le langage de la Cité se font remarquer par des formes, des nuances, des usages, des locutions que les fashionables du West End taxent de vulgarity . Le West End est habité par la cour, la haute aristocratie, le commerce élégant, les artistes ; cette partie de la ville est superbe, les maisons sont bien construites, les rues bien alignées, mais extrêmement monotones; c'est là que l'on rencontre les brillants équipages, les dames magnifiquement parées … Certains quartiers, dans le nord-est et le sud, sont, en raison du bon marché des loyers, principalement habités par des ouvriers, des filles publiques et cette tourbe d'hommes sans aveu que le manque d'ouvrage et les vices de toutes sortes livrent au vagabondage . Le contraste que présentent les trois divisions de cette ville est celui que la civilisation offre dans toutes les grandes capitales; mais il est plus heurté à Londres que nulle autre part .

 

FLORA TRISTAN, "Promenades dans Londres ou l'Aristocratie et les prolétaires anglais" 1840

Londres illustre cette nouvelle géographie urbaine : les quartiers ou les zones sont caractérisés par leur habitat, classe sociale et fonction .

¨ la Cité (City) est le centre historique, son ancienneté est montrée par des rues étroites et peu pratiques ; il a une fonction commerciale de centre d'affaires ; les classes moyennes et la bourgeoisie (marchands) s'y sont installées .

¨ le West End est le quartier chic et huppé de Londres : il ne sert que de résidence à l'aristocratie et aux élites, son architecture est celle des grandes demeures .

¨ les Faubourgs représentent la zone médiévale construite en dehors des remparts, elle s'est étendue avec l'afflux des populations pauvres et des ouvriers, les écrivains britanniques contemporains (Dickens par exemple) les décrivent comme des taudis insalubres et gris .

Cette organisation de la ville reflète en fait l'organisation de la société, partagée entre une bourgeoisie commerçante qui profite de la croissance économique, une aristocratie qui tente de maintenir son influence économique et son prestige social en intégrant ou en s'intégrant à la haute bourgeoisie et enfin des ouvriers qui sont les "bras" de cette industrialisation .

Ces différences sociales sont perçues par les contemporains : Flora Tristan parle par exemple de différences de mode de vie et de moeurs ( langage, sentiment de supériorité, habitudes ...) . D'où le malaise de cette militante socialiste face à l'aspect monstrueux de Londres par l'opposition trop forte entre classes sociales .

 

Le cas de Chicago confirme cette métamorphose : le géographe et sociologue Burgess étudie dans les années 1920-1930 l'organisation de la ville du nord-est des Etats-Unis, en tire un modèle en cercles (une organisation qui concerne l'ensemble des villes et leur organisation) et crée ainsi une nouvelle école géographique, qui reprend ses analyses et méthodes de travail .

Crystal Palace

Les fonctions et ségrégations sociales y sont plus marques que dans les villes européennes : le centre ou loop est un lieu de travail avec les bureaux et bâtiments publics, desservi par les transports ; les banlieues sont des lieux de résidence mais la 1ère banlieue regroupe les ghettos ethniques (Little Italy, Dutch Area, Harlem... ) et les populations pauvres, la 2ème banlieue est ouvrière, la 3ème banlieue est résidentielle avec ses classes aisées et hôtels .

3. Un nouveau paysage urbain

Cette nouvelle organisation a été facilitée par de nombreux aménagements, rendus nécessaires avec l'afflux de population et l'arrivée des industries . Paris en est un parfait exemple avec la politique du préfet Haussmann (1851-67) sous Napoléon III . Paris, grâce à ce personnage admiré et décrié, fidèle de l'empereur et maître d'oeuvre de sa politique, change de visage.

Reliance Building

D'abord, il crée des boulevards, des rues larges et rectilignes qui effacent les ruelles . Le changement s'explique par la nécessité d'adapter les rues aux nouveaux moyens de transport (métro, omnibus, tramway...) et au souci de l'hygiène (les égouts apparaissent pour lutter contre l'insalubrité, source d'une mortalité élevée) . Une nouvelle architecture s'impose avec de nouveaux matériaux (fer, acier, verre, macadam), un éclairage public et la mise en place d'espaces verts (le bois de Vincennes est créé pour servir d'espace de loisir aux urbains) . Mais ces changements passent aussi par une réorganisation générale de la ville : les bâtiments publics (les halles, décrites par Zola dans "Le Ventre de Paris", sont nécessaires à l'approvisionnement de la ville, les gares relient le centre aux banlieues, le pays à la capitale...) et les édifices de prestige (l'Opéra Garnier) font partie d'une politique d'ensemble .

Ces importants travaux sont aussi un enjeu politique : la percée des boulevards nécessite le rachat des terrains et immeubles, détruits sans hésitation, puis leur redistribution par l'Etat ou le préfet, la spéculation et les affaires prolifèrent donc, les républicains et leur leader Jules Ferry y voient l'occasion de dénoncer le pouvoir impérial à travers le pamphlet "Les comptes fantastiques de Mr Haussmann" . Emile Zola en fait le thème principal de son livre "La Curée", où il critique la haute bourgeoisie : il y dénonce des spéculateurs, leurs corruption et enrichissement immoral, il décrit une ville livrée à la cupidité et à l'amour de l'argent . L'architecture contemporaine urbaine naît en fait à Chicago avec les gratte-ciel (immeubles) . Cette originalité est rendue possible par la volonté de rentabiliser le terrain cher au centre-ville, la recherche d'économie sur la construction et l'emploi de nouveaux matériaux (verre, métaux), d'inventions (ascenseur, électricité) .

Pont de l'europe, étude 1876

Chicago devient donc un véritable laboratoire architectural : les architectes se forment à Chicago et se transforment en ingénieurs, ils vont reprendre les mêmes techniques pour réaliser les principaux gratte-ciel américains, notamment de New-York .

 

Londres marque aussi à la même époque l'architecture urbaine . L'industrialisation pousse les Etats à célébrer leur nouvelle puissance économique par des bâtiments symboliques . Cet objectif estfacilitée par les nouvelles connaissances et les matériaux divers, qui permettent des folies d'architectes . La vile est donc un nouvel eldorado de l'architecture . Le Crystal Palace le montre .

Ce Palais doit devenir d'abord le symbole de l'exposition de 1851, manifestation internationale et formidable vitrine pour la puissance britannique . Il sert de référence par la suite à la Tour Eiffel, construite elle aussi pour une Exposition universelle . Ce bâtiment mêle le fer par sa charpente et le verre par ses coupoles, il ressemble en fait à une verrière installée à Hyde Park . Ses dimensions sont considérables: 124m par 563; comme énoncé dans les choix de la commission, la construction doit s'intégrer dans l'architecture de Hyde Park. Son architecte John Paxton utilise toutes les possibilités techniques de l'époque . Le lieu devient un symbole de la Grande-Bretagne, le Premier Ministre conservateur Disraëli y prononce même son principal discours, qui devient le programme de son parti .

La ville se développe sous l'effet de l'industrialisation : elle concentre l'activité économique, les capitaux et richesses, les hommes membres d'une nouvelle société mais devient aussi un lieu de décision, un objet d'étude, un laboratoire des nouvelles idées et techniques, le symbole de son époque . La ville impressionne, irrite, effraye mais attire, stimule les esprits, devient incontournable . Le monde des pays industrialisés est donc devenu urbain .